Les techniciens du spectacle vivant en Europe

L’analyse des risques dans le milieu du spectacle : une règlementation sclérosante ?
Hommage à Jacky Huet

Sophie Cathala-Pradal a consacré toute sa carrière au spectacle.
Elle est, par ailleurs, l’auteure de romans et de nouvelles ainsi que de traductions, en collaboration avec le peintre Carlos Pradal, d’œuvres de Federico García Lorca et de Miguel Hernández).
Sophie Cathala-Pradal a réalisé deux études, à la demande de la Direction du Théâtre et des Spectacle du Ministère de la Culture et de la Francophonie :

Les techniciens du spectacle vivant en Europe (1992)
Formations aux métiers rares du spectacle (1994)

Nous vous proposons des extraits de la première étude. Ce travail passionnant et riche est, à notre connaissance, la seule enquête qui a été menée de manière aussi exhaustive sur qui sont les techniciens du spectacle vivant en Europe. Même si plus de vingt années se sont écoulées depuis sa réalisation (et en refaire une de cette ampleur montrerait peut-être des évolutions ou des changements radicaux), elle nous permet de donner des éléments de réponse à la première des sept questions que nous posions dans l’Edito.

IV — LES PARCOURS DES TECHNICIENS

Entre le mois de janvier et Mai 1992, nous avons eu des entretiens individuels ou en groupe avec plus de cent techniciens européens. Dans un premier temps, nous avions établi un guide d’entretien comportant des questions peu personnalisées. Nous cherchions à obtenir le plus rapidement possible :

  • des informations sur l’organisation du travail dans le secteur, l’entreprise et les métiers ;
  • des conventions collectives et des programmes de formation ;
  • les adresses d’organismes pouvant nous dispenser des données statistiques sur le secteur ;
  • des informations générales.

 

Mais au fur et à mesure que se déroulaient nos rencontres, se dégageaient d’une part une hypothèse sur notre champ de réflexion, d’autre part la nature des informations que pouvaient nous offrir les techniciens pour rendre compte de la manière dont ils s’était insérés dans les métiers techniques du spectacle. Nous avons revu notre guide d’entretien, mais nous n’avons pu l’exploiter, en ce deuxième état, qu’en Grèce et en France (où nous avons mené de nouveaux entretiens).

Sous cette forme, il fournit des informations remarquables, mais il ne peut s’appliquer qu’à 40 sur 82 des techniciens avec lesquels nous avons eu des entretiens personnels au cours de nos déplacements à l’étranger et en France.

Nous devons enfin souligner que notre échantillon de techniciens, chez nos partenaires de la Communauté, a été établi sur le tas et à partir d’opportunités dégagées sur place au cours des trois ou quatre jours que nous passions par pays visité : un seul rendez-vous, pris de Paris, pouvait déterminer tous les autres, dans la journée qui suivait le premier entretien.

C’est en France, que nous avons proposé des rencontres avec des techniciens appartenant à des métiers divers, dans plusieurs secteurs d’activités et plusieurs sous-secteurs du spectacle, sous tutelle de ministères différents.

La matière rassemblée est d’une richesse en l’état et dans les délais prévus inexploitable, mais elle constitue le résultat d’un test qui, étant donné la confiance et la loquacité des techniciens, pourrait permettre de mener un travail approfondi sur l’accès aux métiers du spectacle vivant.

Déjà, la forme que revêtent beaucoup d’entretiens permettrait de composer un recueil d’expériences picaresques dont l’intérêt humain et professionnel n’échapperait à personne.

En complément de notre recueil de données sur les métiers, ces parcours de techniciens nous paraissent significatifs d’un ensemble très caractéristique. Encore que la justification par le vécu a une limite, c’est qu’elle est justement une justification

ENTRETIENS AVEC DES TECHNICIENS EUROPEENS

1 — LES ETUDES INITIALES

Dans tous les pays, la durée de la formation initiale est extrêmement variée, et va de l’absence totale d’un diplôme sanctionnant la scolarité élémentaire à des études universitaires ou artistiques d’un niveau équivalant à BAC + 2 ou + 4. Ces diplômes vont de C.A.P. (ou équivalents) à des diplômes d’ingénieur électromécanique, et même de biologie marine-et-pêche.

Même au Royaume-Uni, où l’on semble entrer de manière relativement précoce dans les activités du spectacle (un peu plus de 19 ans en moyenne), le niveau d’études apparaît identique de la fin de la scolarité obligatoire aux diplômes universitaires. On trouvera ci-dessous un tableau précisant les données recueillies sur ce point, à partir de notre premier guide d’entretien :

 

 

Soit :

  • au-dessous du bac = 26
  • niveau bac, bac et bac + = 40
  • bac + et ++ = 6

Les techniciens sont au nombre de 16 / 82 à disposer d’un diplôme supérieur, soit près de 20%.

2 — L’ENTRÉE DANS UNE DES PROFESSIONS DU SPECTACLE

Elle s’effectue le plus souvent sans diplôme quel que soit le métier. Remarquons que dans bon nombre de pays, on peut entrer comme machiniste dans une entreprise et après quelques années, se retrouver régisseur général ou directeur technique. En moyenne, les techniciens sont arrivés dans le spectacle à 22 ans. La fourchette générale va de 15 à 35 ans :

c’est très précisément la fourchette du Portugal. Pour la France et les techniciens que nous y avons rencontrés, la fourchette est 16-29 ans.

Nous avons écarté du calcul de nos moyennes les techniciens qui étaient entrés dans le spectacle avant la fin de leur scolarité obligatoire. Ces exceptions sont peu nombreuses, mais révélatrices :

  • 15 ans, musicien de bal, Belgique,
  • 14 ans, aide-machiniste, Danemark,
  • 15 ans, musicien, France,
  • 14 ans, comédien, France,
  • 6 ans, pianiste (a perçu un cachet en tant que “petit prodige” à l’Opéra de Marseille).

Nul doute que nous aurions découvert beaucoup de cas de même espèce dans, par exemple, le sous-secteur du cirque. Mais ces résultats laissent imaginer qu’un prochain guide d’entretien (étudié à partir de ces données,) puisse permettre de rassembler des éléments complémentaires relatifs à l’insertion.

3 — AGE MOYEN DES TECHNICIENS EN 1992

La moyenne d’âge des 82 techniciens considérés est de 37 ans 1/2.

Nous ne comparons pas cette moyenne générale avec les moyennes nationales, le nombre de techniciens par pays n’étant pas significatif. Nous pouvons toutefois indiquer la moyenne d’âge des 21 techniciens français que nous avons vus : 38 ans.

4 — L’ORIGINE FAMILIALE DES TECHNICIENS

 

Sur 40 techniciens qui nous ont indiqué la profession de leurs parents, le décompte s’établit ainsi :

Il faut également retenir que, parmi les techniciens dont les parents sont soit artistes, soit techniciens du spectacle, on compte également :

  • 1 technicien dont les grands-parents travaillaient dans les métiers du spectacle,
  • 1 dont le grand-père était acteur, et 2 (1 Français, 1 Portugais) dont les parents sont techniciens depuis plusieurs générations.

 

Parmi les autres, on compte également dans les familles :

  • 1 frère technicien,
  • 1 beau-frère technicien,
  • 1 femme costumière pour un directeur technique, 1 femme peintre pour 1 constructeur,
  • 1 femme administrateur de danse pour 1 constructeur, 1 oncle concertiste.

 

En tout, 14 techniciens sur 40 ont, dans leur famille, des professionnels du spectacle ou de l’art. Ils ont également et spontanément, quelquefois, fait référence aux amateurs de spectacle et d’art dans leur famille : soit le père ou la mère, soit les deux, soit un ou plusieurs grands-parents, un oncle ou une tante.

 

C’est également le type de question que nous aurions dû poser aux techniciens si nous avions disposé d’assez de temps pour reprendre les entretiens selon un nouveau schéma.

Enfin, sur les 40 techniciens, 5 avaient des pères techniciens, et 5 des pères artisans.

5 — LE SEXE DES TECHNICIENS

 

10 femmes dans notre ensemble de 82 techniciens : sauf dans la construction et la machinerie, on les retrouve dans tous les domaines d’intervention. Interrogées, elles répondent “c’est dur, mais si on reste sereine, on arrive à se faire respecter. Et on se fait même des copains qui, à la fin d’une production, vous offrent leur propre marteau”

6 — LE POLITIQUE ET LE SOCIAL

 

Nous avons remarqué au cours de nos entretiens qu’environ 50 % de nos interlocuteurs évoquaient des activités sociales et artistiques, développées dans des domaines relativement différents : activités de club à l’école, mouvements sportifs, associations de locataires, etc.

 

Par ailleurs, nous avons constaté les effets puissants de quelques uns des conflits sociaux et politiques qui ont marqué les deux dernières décennies.

Souvent, ils ont ébranlé les familles, et certains techniciens en ont gardé des souvenirs pénibles, voire (mais nous ne nous avancerons pas trop sur ce point) des traces plus profondes qui ont caractérisé certains entretiens.

 

Nous citerons en particulier 4 pays de la Communauté.

  • l’Espagne, selon l’âge, nos interlocuteurs soulignent :

— que le franquisme n’est pas mort, et qu’on peut constater ses conséquences dans la manière dont les spectacles sont organisés de même que dans la façon dont on veille mal sur des salles qui tombent en poussière ;

— que le franquisme est bien mort, et qu’à partir de maintenant, on va voir, en Europe, ce que l’on va voir.

  • le Portugal : TOUS les techniciens nous ont parlé de la dictature, et des luttes qui l’ont abolie. Ils sont très nombreux à avoir assuré un rôle de militant durant la révolution des œillets : certains continuent à prôner un théâtre “engagé”, et semblent tout tenter pour s’en donner les moyens, d’autres paraissent lassés de ces réminiscences, et souhaiteraient pouvoir s’insérer dans leur travail plus confortablement ; mais pour la plupart, la relation art-société reste importante.
  • la Grèce : pour les mêmes raisons, mais avec beaucoup plus de nonchalance apparente, la période de la dictature revient souvent dans les entretiens. Mais si “le social” ne s’impose pas comme une nécessité dans le théâtre, les techniciens parlent bien volontiers des difficultés qu’ils connaissent, et dont ils imputent souvent l’origine au temps de la dictature.
  • la France : La guerre d’Algérie (et notamment pour l’un des techniciens, qu’elle a terriblement entamé comme toute sa famille) et les “mouvements de 1968” reviennent de loin en loin pour les moins jeunes. Ces périodes, en les marquant, ont parfois décidé de leur entrée dans les activités du spectacle.

 

Note : Nous avons repéré au cours de nos entretiens, que parmi nos techniciens français, nous comptions 4 orphelins précoces : 3 de père, et 1 de mère.

Nous avons par hasard appris qu’un Anglais avait perdu son père à 17 ans, et qu’un Italien avait perdu son père et sa mère à 21 ans dans un même accident.

Dans les deux cas, ils sont venus au spectacle après leur deuil.

Dans la limite du temps dont nous disposons, nous allons tenter de livrer une synthèse de l’ensemble des entretiens, dans les pages ci-après.

 

7 — L’INSERTION

Les techniciens qui entrent dans le spectacle (par hasard, affirment-ils souvent) parcourent une sorte de chemin initiatique. Notre enquête nous a indiqué que peu de formations spécialisées existaient. C’est donc dans un processus de formation personnelle et d’assistance mutuelle que “maîtres” et “postulants” présumés aptes, du fait de leur parcours professionnel antérieur, seront associés dans une équipe.

Durant cette période, le futur technicien de spectacle est invité à adapter à sa nouvelle entreprise tous les savoirs et savoir-faire qu’il aura déjà acquis dans l’exercice d’autres métiers, quelle que soit leur diversité, ou plutôt en raison même de cette diversité qu’il est invité à synthétiser.

Cette pratique séculaire nous renvoie à une époque où les marins[1] entraient dans le spectacle de manière privilégiée pour appliquer leurs compétences particulières au contexte original dans lequel se situe la production de théâtre. Il en reste d’ailleurs quelque chose dans les traditions et le jargon professionnel des techniciens. Elle est toujours d’actualité en Europe et les partenaires sociaux de la Communauté sont loin de la trouver obsolète.

Peut-être parce que “la réalité de la communication dans le spectacle s’établit entre les choses, les êtres, les phénomènes naturels”, (et nous ajoutons scientifiques, techniques et artistiques) “moins selon un processus intellectuel que par une appréhension analogique, par une intelligence globale attachée à ses racines sensitives et sensorielles[2]” et ce, depuis les civilisations pré-économiques.

Nous évoquons les premiers pas des techniciens dans le spectacle. Mais auparavant, qu’ont-ils fait? Ils sont d’abord passé par les systèmes nationaux d’enseignement, où 19 sur 82, après avoir eu le bac, ont effectué pendant plus ou moins longtemps des études supérieures.

Les 64 autres techniciens de notre échantillon ont quitté le système scolaire avant ou à l’âge d’environ 18 ans. Si nous nous rappelons qu’ils sont entrés en moyenne à 22 ans dans les métiers du spectacle, nous voyons bien qu’appartenant à des groupes sociaux-professionnels peu fortunés, il leur a bien fallu “se débrouiller” pendant 3 à 4 années.

C’est bien ce qu’ils ont fait. Ils semblent même avoir, pour la plupart, profité des batailles collectives et personnelles de l’existence pour développer de singulières aptitudes à la survie et à la sauvegarde. D’autant que beaucoup d’entre eux, depuis leur petite enfance, ont eu à mener de réels combats, contre les évidences statistiques qui les enfermaient dans une catégorie sociale précise, celle des défavorisés.

 

Comme tels, ils se trouvaient déjà exclus des perspectives encourageantes annoncées à ceux qui se trouvaient à même de bénéficier d’un enseignement universitaire. Car ils proviennent presque tous de milieux dits populaires, où le plus souvent, le père et la mère n’ont ni le temps, ni les ressources, ni la culture générale pour encourager les enfants à se consacrer à un métier artistique ou tout simplement à un métier qualifié.

En revanche, dans ces familles, il est bien question de se suffire rapidement, et parfois même de “donner un coup de main aux parents”.

La plupart du temps, c’est ici que les ennuis commencent pour les jeunes. Mais il peut exister des exceptions statistiques. D’une part parce que les groupes sociaux ne sont pas homogènes et qu’il est hardi de résumer un individu aux caractéristiques du groupe dont il relève. D’autre part parce que les plus infimes détours du parcours d’un individu sont susceptibles de modifier à tout moment, et parfois très fortement, la démarche, l’orientation et la vie de cet individu. Donc, nos techniciens, dans leur majorité, cherchent un boulot, et ils le trouvent ; souvent, il s’agit d’un travail ouvrier. Peu satisfaits, ils changent de place, d’entreprise, de ville. Ils recommencent plusieurs fois. Mais à chaque tentative, ils s’enrichissent de curiosités, d’ouvertures, d’amitiés, d’expériences de tous ordres et aussi de motivations pour aller chercher ailleurs de nouvelles solutions aux problèmes de la survie et de l’appétit d’apprendre.

 

Avec la satisfaction de les inventer presque toujours tout seul, où grâce à la solidarité des copains.

 

Ils sont nombreux à sourire lorsqu’ils évoquent “les petits boulots” et aussi “les bêtises” qui leur ont permis d’avancer “parce qu’il faut se défendre”. Ils n’ont pas, mais alors pas du tout une mentalité d’assistés et des réactions d’envie face à “ceux qui possèdent”. Ils ont sûrement découvert très tôt que l’obstacle peut inciter à l’action, que l’autonomie apporte un bien-être personnel, et que l’adaptabilité est une vertu.

Nous ne parlerons pas ici des 14 techniciens sur 82 qui ont choisi de perpétuer les traditions familiales étant donné les salaires médiocres et les surcharges horaires de tradition dans les milieux du spectacle, ils n’ont pas dû eux non plus connaître une enfance tranquille.

En tout état de cause, au lieu de s’effondrer, ils ont tous structuré leur personnalité, entre 13 et 25 ans, dans des parcours diversifiés et complexes. Certains de ces parcours peuvent paraître absurdes, tant ils accumulent d’expériences et de repentirs disparates.

Mais c’est de cette éducation, plus que d’un enseignement, qu’ils retirent leurs aptitudes à prendre en compte et à synthétiser toutes les dimensions du spectacle, tout en prenant plaisir à développer dans leurs activités leurs savoir-faire accumulés ailleurs. A posteriori, ils vont légitimer ce qui pouvait apparaître comme une instabilité caractérielle, justifier les handicaps qu’ils ont franchi, et rendre hautement opérationnelle leur passion pour “le bricolage”.’

Si l’on replace dans ce cadre les 19 de nos 82 techniciens qui ont poussé plus loin leurs études, on s’avise que ceux qui sont entrés dans le spectacle au sortir de l’Université ne constituent pas des exceptions eux aussi ont connu des parcours a priori incompréhensibles. Alors on se rappelle l’objet des travaux du CEDEFOP à Berlin. On s’aperçoit que cette administration envisageait d’intégrer au Niveau II européen (le plus bas) les qualifications des techniciens du spectacle. Il est vrai que les études statistiques commencent rarement par le haut : les données y sont ambiguës, évasives, ou trop particulières. Alors qu’avec les bas niveaux de qualification du spectacle, le CEDEFOP faisait parler les chiffres compte tenu vraisemblablement du niveau social des intéressés, de l’insuffisance estimée préoccupante de diplômés dans ces métiers, du nombre imposant d’ouvriers jugés peu qualifiés dans les secteurs industriels.

 

Il n’était question que de les classer dans un groupe socioprofessionnel déjà caractérisé et défini.

 

Eux, ces techniciens, ont bien du mal à se classer, sinon dans le spectacle. Mais pourquoi y sont-ils entrés ?

Ce pourrait être en raison de la fascination exercée, par le biais des médias, par les vedettes qui incarnent chaque jour l’évidence qu’ont peut réussir personnellement, financièrement et socialement. Ou bien à cause de la famille, soit parce qu’elle encourage, soit parce qu’elle interdit une vocation aux activités artistiques (et techniques). Ou sous l’effet des enseignements nationaux, et de leur adéquation aux mutations technologiques de l’heure. Ou toute autre raison plus ou moins pertinente.

Ce qui nous semble, c’est que lorsque ces routiers peuvent s’offrir un idéal – l’art et la technique – qu’ils étaient si mal préparés à entrevoir, ils arrêtent leur quête. Ils se sentent désignés pour consacrer leur temps, leur énergie, et l’intégralité de l’hétéroclite bagage qu’ils ont accumulé durant leurs expériences antérieures à la famille qu’ils découvrent : ils s’installent dans le spectacle vivant.

Leur recherche s’arrête, là où une nouvelle recherche va commencer, liée à ce qu’ils connaissent : l’angoisse à se dépasser pour vivre, la mobilité et l’assistance mutuelle, les découvertes quotidiennes découlant des aléas, la peur et la joie d’inventer tout seul. La différence est que ce matériau va servir à produire de l’art.” Et en plus, on est payé pour ça !” s’exclame un machiniste-constructeur. Présenté par un copain, mesuré d’un coup d’œil par les techniciens qui se demandent si “le nouveau va s’y faire”, jaugé par le directeur technique ou le régisseur général et embauché, le technicien commence à “assister”. Il espère de la période en quelque sorte rituelle qu’il va vivre un bon salaire et une promotion rapide. Et c’est très souvent le cas, sous réserve d’être ingénieux, très actif et résistant, de maîtriser au plus près les exigences de son domaine technique tout en connaissant bien celles des collègues, de ne mesurer ni son temps ni son énergie, d’être résistant à la fatigue, de ne pas avoir l’air morose, de s’instruire en permanence, etc. Placé sous l’autorité d’un technicien plus âgé, il passera un ou deux ans (si “l’organisme” ne le rejette pas ou s’il ne s’en échappe) avant de faire partie de l’équipe. Il a entre 23 et 25 ans en moyenne, à ce moment-là. Et il lui reste beaucoup à apprendre.

Nous avons évoqué là l’insertion d’un jeune technicien dans une entreprise moyenne. S’il s’agit de démarrer dans une petite structure semi-amateur, le technicien fera les métiers, et sera dès l’abord son propre-maître. A ses risques et périls et au prix d’un nombre important d’essais autant que d’erreurs.

Mais en tous les cas, on peut tenter de les classer selon trois types de sélection naturelle repérés par Alain Prévôt, professeur à l’INSAS de Bruxelles :

  • celui qui progresse, et qui continue,
  • celui qui abandonne pour aller dans une structure moins sujette à contradictions : il s’en ira définitivement le plus souvent avant 30 ans,
  • celui qui n’est pas à l’aise et s’en va tout de suite.

 

8 — LA RECHERCHE LIÉE À LA LIBERTÉ DE L’INDIVIDU

“Le créateur technicien ou non, “mortel” à l’instar du commun des mortels, simplement citoyen, ne croupit ni ne règne mais entretient la culture au rythme de ses rêves et ses fantasmes, par la voix, le corps, l’esprit ou l’outil, les outils, et ce, jusqu’aux technologies de pointe. En accomplissant le plus couru des rites, en sacrifiant à la mode la moins choisie, en travaillant. “(…) Ce travail, de manière qui peut être jugée romantique, est préféré à d’autres, parce qu’il permet mieux que d’autres “la recherche de quelque chose qui grandit l’individu, le travail individuel, la création du plaisir, la recherche permanente de solutions, de nouvelles solutions”.

 

Nous reproduisons ces réflexions d’Alain Prévôt, extraites de l’article REVER LA TECHNIQUE (numéro spécial d’Actualité de la Scénographie N° 34 consacré à la formation).

Nous l’avons longuement rencontré à Bruxelles, et ces lignes synthétisent parfaitement nos propres observations.

 

Tout comme nous constatons que la machinerie est tout sauf la manipulation de machines, Alain Prévôt continue “si je construis une machine et si toutes ses fonctions sont pensées, puis calculées correctement, si les pièces sont assemblées impeccablement… ce système artificiel fonctionne parfaitement… Mais le spectacle n’est pas un système artificiel, c’est un système vivant, naturel, différent d’une machine.., malgré les choses correctement construites, assemblées, réfléchies… Ça ne peut pas marcher, le nombre de paramètres impondérables est infini donc non “gérable” immédiatement par “la raison pure”. L’intuition, l’improvisation, la spontanéité, l’instinct…, et toutes ces choses vilipendées par les techniciens scientistes sont des qualités prépondérantes pour nous. Les formes d’organisation techniques issues de l’industrialisation ne marchent pas pour nous.”

Un peu plus haut, nous notons que certaines des pratiques du spectacle sont caractéristiques des civilisations pré-économiques. Les hiérarchies et les dominances devaient bien y exister, comme dans les sociétés animales, mais elles s’établissaient vraisemblablement sur la force, l’astuce, l’invention, et non sur la propriété des choses. “L’absence de division du travail, la finalité identique de l’individu et du groupe donnaient à l’homme primitif une conception de l’autre que nous avons aujourd’hui beaucoup de peine à imaginer”, rappelle Henri Laborit, mais “dès que l’information technique a servi de base à l’établissement des hiérarchies et que la finalité de l’individu a commencé à se dissocier de celle du groupe, l’établissement de la dominance prévalant sur la survie du groupe, l’individualisme forcené qui s’épanouit à l’époque contemporaine fit son apparition[3]”.

Les techniciens, et beaucoup de ceux que nous avons rencontrés en ont conscience, peuvent retrouver dans le spectacle le comportement des origines, et parvenir à faire coïncider leur finalité individuelle à celle de leur équipe et de leur travail. Et ce comportement constitue l’un des moyens, en dehors de toute préoccupation affective, que se donne la structure spectacle vivant pour assurer sa survie même si elle ne sait pas comment et si elle survivra.

La liberté des individus est, dans le spectacle vivant, liée à la recherche pour l’existence et la sauvegarde du secteur : c’est elle qui permet au technicien d’enrichir le désir et le plaisir, c’est-à-dire l’interrogation existentielle du fait de l’intervention de l’imaginaire, et de s’évader ainsi de la stricte spécialisation technique et professionnelle. Pour les techniciens du spectacle, le travail n’est pas un but en soi.

 

9 — LE TEMPS ET L’ESPACE

 

Les techniciens travaillent à partir de l’une et l’autre données qui s’inscrivent dans le sens comme dans l’organisation du spectacle ; elles apparaissent comme une évidence dans les activités du son, comme dans celles de la scénographie et de la lumière. Dans l’un de ses ouvrages, Paul Watzlawick constate que “notre esprit ne peut saisir le temps dans le sens parménidien de “total, unique, immuable et sans fin”, sauf en des circonstances très particulières et fugitives, qu’à tort ou à raison on dit mystiques : leurs descriptions ne se comptent plus ; et si différentes qu’elles soient, leurs auteurs semblent tous d’accord qu’elles sont atemporelles et plus réelles que la réalité”.(111)

Quant au sentiment de l’espace, selon Edward T. Hall, “il résulte de la synthèse de nombreuses données sensorielles, d’ordre visuel, auditif, kinesthésique, olfactif et thermique, chaque sens constituant un système complexe. Pour exemple, les douze modes d’appréhension visuelle de la profondeur, chacun d’eux étant modelé et structuré par la culture[4]”.

Il s’agit donc, pour le technicien, de tenter d’organiser une manière d’ouvrage en fonction de données scientifiques dont il ne maîtrise jamais totalement les interactions, pas plus qu’il ne pourra contrôler la totalité de leurs effets psychologiques ou sensoriels : la mine fabuleuse et inexploitée des données sur le monde de la perception qu’offre la production des artistes et des techniciens du spectacle ne pourrait éventuellement être explorée qu’à partir de recherches de psychologie et de sociologie expérimentale. Et de plus sans a priori.

Par exemple, lorsque le même Edward T. Hall souligne la sensibilité particulière des Anglais à “l’espace acoustique” (ce qui constitue un nouveau champ d’interactions,) il prétend que ces derniers témoignent d’une “capacité très supérieure à celle des Américains dans le contrôle et la modulation de leur voix, du moins pour ce qui concerne les Anglais des classes sociales supérieures, sortis des “public schools”. Ou encore que “l’idée que deux personnes ne peuvent jamais voir exactement la même chose dans des conditions normales est choquante pour certains, car elle implique que les hommes n’entretiennent pas tous les mêmes rapports avec le monde environnant. Mais si l’on ne reconnaît pas ce fait, il devient impossible de comprendre comment traduire les données d’un monde de perception dans un autre[5]”. Passer d’un monde de perception à un autre est très précisément le fondement des activités professionnelles du spectacle vivant et de ses techniques.

Le développement de ces “récepteurs à distance” que sont la vue et l’ouïe a marqué le développement de l’homme. C’est grâce à eux qu’existe l’art du spectacle, qui fit appel à ces deux sens là à quasi-exclusion de tous les autres.

 

Dans le parcours de nos techniciens, et plus particulièrement pour ce qui concerne les

fonctions d’étude (la lumière, le son) nous avons été étonnés de constater à quel point leurs questions, exprimées de manière diverse et plus ou moins riche, débouchaient sur les recherches menées dans de nombreux domaines scientifiques, y compris ceux qui s’intéressent au fonctionnement du système nerveux central.

Ainsi, lorsque tous les techniciens interrogés ont insisté sur l’attitude de curiosité[6] qu’ils devaient tous les jours satisfaire par une auto formation difficilement formalisable parce que portant davantage sur les “connexions” que sur des domaines de formation faisant appel à la mémoire formelle, nous avons été tentés d’imaginer que ce système pouvait fonctionner comme un tout, à l’image du tout que constitue le système nerveux central.

Note : Par rapport aux différences européennes, nous aurions pu consacrer un travail à la conception monochrone du temps (chez les anglo-saxons et dans le nord de l’Europe,) et à la conception polychrone du temps caractéristique des pays du Sud, et des techniciens. Nous remettons cette partie de l’étude à plus tard, faute de temps.

 

10 — L’INCIDENCE DE L’ORIGINE SUR L’ENTRÉE DANS LES MÉTIERS DU SPECTACLE

 

Nous sommes souvent revenus sur les origines lointaines des arts du spectacle, et ce n’est pas ces dernières que nous voulons aborder ici : les techniciens ne les évoquent d’ailleurs qu’anecdotiquement au cours des entretiens. Nous souhaitons plutôt synthétiser les données relatives aux origines individuelles des techniciens.

Il nous a semblé sur ce point qu’un nombre certain de techniciens du spectacle accordent eux-mêmes une grande importance à leurs années d’enfance et d’adolescence : les techniciens du Nord de l’Europe se sont montrés relativement plus réservés que ceux du Sud et ils ont moins développé que les autres leur relation à leur famille. Mais il faut aussi tenir compte du fait que nous mêmes disposions de moins de temps à l’étranger qu’en France pour encourager les individus à préciser certains détails, alors que les techniciens n’ont pas l’habitude qu’on leur accorde tant d’importance. Dans le spectacle, d’habitude, ce sont plutôt les artistes qui évoquent leur carrière et leur souvenirs d’enfance.

En tout état de cause, et sauf en ce qui concerne leur origine sociale, dont nous avons déjà fait état, nous traiterons cette partie de notre réflexion avec la plus grande prudence ; nous serions d’ailleurs tentés, à partir des questions que nous nous posons sur ce point, de demander plutôt à des sociologues analytiques d’approfondir deux thèmes :

10.1 — Le processus d’individualisation proprement dit, (c’est-à-dire la relation du conscient avec le noyau psychique) dépendrait-il de secousses (de blessures) infligées à la personnalité et de la souffrance qui les accompagne ? Car nos techniciens, pour lesquels chaque présentation de spectacle constitue à la fois une occasion d’angoisse et de réassurance semblent tous avoir, très précocement, affronté des bouleversements familiaux, économiques et sociaux. Et nous le rappelons, pour quelques-uns d’entre eux dramatiques. Mais une fois de plus, cette situation peut-être constatée dans n’importe quel secteur d’activité, ou groupe social.

En revanche loin de s’en trouver précocement brisés, nos techniciens semblent avoir été préparés par ces épreuves à mieux savoir accéder au désir, à la construction imaginaire et à l’anticipation originale du résultat qu’ils espèrent lorsqu’ils franchissent un handicap. Peut-être s’agit-il là des effets d’une recherche de satisfactions narcissiques, mais peut-être aussi d’une nécessaire adaptation à la réalité, quelle qu’elle soit, à partir de l’activité de l’imaginaire.

La résistance des techniciens à la fatigue, leur irrespect foncier face aux normes et aux institutions les plus révérées, leur mobilité intellectuelle et fonctionnelle, leur créativité bricoleuse comme leur sens de l’équipe découleraient pour une part des expériences de l’enfance et de l’adolescence[7]. Ce, qui pour d’autres, aurait valeur de traumatismes décisifs dans la structuration de l’individu, constituerait pour eux les mailles de l’armure décidant, sans qu’ils le sachent, d’un choix professionnel qui sera opéré ultérieurement.

Est-il possible que la mémoire de l’enfance comme la reproduction de situations périlleuses (et des comportements destinés à les affronter) puisse se manifester dans un horizon plus vaste et élargir le champ de la conscience lorsque cette conscience réussit à assimiler des contenus perdus et retrouvés ? Est-ce que cette assimilation modifie la personnalité, et donc les nouveaux contenus qu’elle assimile ? Est-ce que ce constant processus d’assimilation modifie la personnalité, de plus en plus conduite à assimiler de nouveaux contenus?

Ronald Laing, qui assure que certains individus “se sentent appelés à se créer eux-mêmes à partir de rien, leur sentiment profond étant qu’ils ont été mal créés ou créés seulement pour détruire” peut-il nous éclaircir grâce à sa “Politique de l’Expérience[8]”.

Nous ne nous reconnaissons aucune compétence pour répondre à ces questions qui sont nées de nos nombreux entretiens avec les techniciens du spectacle.

10.2 — Le père

Nous avons été très frappés, dans nombre de cas, par une référence au “patron” ou au “maître”, ou même au “père” qui a initié et conduit les premiers pas du technicien dans le spectacle. Un directeur technique, nous a conté comment il n’avait jamais connu son père, disparu dans un camp d’extermination où il avait été emmené lorsque son fils avait sept mois, il avait dû à quatorze ans devenir typographe, sa mère ne disposant que de faibles ressources, à quinze ans, il avait rencontré Gabriel Garran, qui était devenu “son père”, d’abord en lui faisant découvrir la fréquentation du théâtre, puis après quelques années, en facilitant son entrée dans le secteur. C’est avec un sourire complice qu’il parlait de “son père”.

 

Il est possible que l’on ne sache plus très bien, aujourd’hui, comment travaille un père, puisqu’on ne voit plus ses gestes. Mais lorsque Boris Cyrulnik rappelle que “la représentation du père est importante par son effet triangulateur qui permet l’accès à la pensée abstraite, alors que la perception de la présence du père donne accès à la socialisation par son effet séparateur et surtout par l’étape intermédiaire qu’il offre entre la sécurité du corps maternel et l’angoisse désirée de la conquête sociale”, (28) nous voyons là une piste qui serait peut-être à explorer, d’autant qu’elle permettrait éventuellement de rendre compte des comportements “anar” de nos techniciens et de leur peu de respect pour les normes établies.

Mais nous n’avions ni le temps, ni une fois de plus la compétence, pour mener une recherche sur “la représentation du père chez les techniciens du spectacle vivant”.

11 — LE RAPPORT A LA CRÉATION

C’est avec un souci constant de la création à laquelle ils participent que les techniciens se mettent, le plus souvent de manière anonyme, à l’exception de certains qui relèvent de fonctions d’étude, au service des artistes. Certains retirent même une satisfaction à faire le spectacle dans l’ombre : c’est simultanément, dans certains secteurs, plus risqué d’être technicien qu’artiste du fait de tâches dangereuses à assurer, et moins risqué par rapport aux variations des goûts du public. Dans tous les cas, les techniciens ne semblent pas envier particulièrement ceux qui paraissent. Ce respect et la reconnaissance de la dominance de l’artistique est confirmée lorsqu’un même colloque réunit artistes et techniciens : ce sont les premiers qui occupent l’espace du débat, non sans s’inquiéter parfois, de manière plus ou moins naïve, sur le mutisme des techniciens[9]. Nous n’avons pas constaté qu’avec nous les techniciens soient taciturnes. Bien au contraire, au cours des entretiens, il était nécessaire de les ramener vers les questions prévues dans notre guide afin que la séance ne tourne pas à la psychanalyse sauvage, et de les interrompre fermement à l’issue prévue de la rencontre.

Dans le processus de la création, ils occupent une place cachée, mais essentielle : ils sont le moyen réel et concret de réaliser l’imaginaire. Comme tous les artisans de ce processus, ils se trouvent, dans la création, “au-delà même du chaos ou du vide, au sein du mystère même de ce continuel passage du Non-Etre à l’Etre. Cette expérience peut être le passage de la peur sans objet à la compréhension du fait qu’il n’y a rien à craindre[10]”.

Dans ce travail de la création, la majorité des techniciens interrogés semblent pouvoir maîtriser la dépression, le sentiment de persécution ou de gloriole, et ceux qui occupent des places éminentes dans des équipements fixes consacrés à la diffusion décident parfois de revenir à la création parce que travailler sur la création leur fait dans un même temps, prendre conscience et oublier l’angoisse du vide et du chaos comme celle du rapport de l’esprit à la matière.

Des exemples ? Nous avons, la plupart du temps, terminé nos entretiens sur la question suivante : “malgré les surcharges horaires, la précarité du métier et les salaires médiocres, pourquoi continuer à travailler dans le spectacle” (Car ils y tiennent, et ils le répètent).

La réponse, dans un premier temps, est qu’ils aiment le spectacle. A la question réitérée “pourquoi? “, nous avons obtenu les réponses suivantes de techniciens (choisies parmi les autres réponses en raison de leur formulation) :

“Construction, destruction, construction, destruction, c’est comme la vie”, (un directeur technique portugais, également metteur en scène d’une petite unité à Almada) ;

“Parce que je suis un inquiet fondamental” (le chef électricien du Théâtre Maria Guerrero de Madrid) ;

“Une des magies du spectacle : la construction, la destruction et la reconstruction, créer une image, la détruire pour en créer une autre” (le régisseur de scène adjoint de la Comédie Française) ;

“Simultanément le plaisir et l’angoisse qui se contrôlent mieux quand on vieillit, c’est-à-dire, en même temps, une chose et son contraire”. (le responsable de la section scénographique du Concert Hall d’Athènes).

 

Nous pensons qu’il s’agit, pour nos techniciens, de traduire la sensation qu’ils éprouvent lorsque s’accomplit, dans la création, le passage de l’émotion à la forme : il s’agit du problème central de l’œuvre d’art, qui, dans certaines religions, se traduit par le mystère de l’incarnation, et dans les sciences, est susceptible de correspondre sous certain s aspects aux origines du monde et de l’humanité. Au cours de l’entretien que nous avons eu avec Alain Prévôt, il disait : “le plus important, consciemment ou non, et même si on y touche de loin, c’est le phénomène artistique, l’une des pulsions les plus nobles de l’homme. Et ce sont les choses les plus intéressantes qui nous restent de l’histoire.”

12 — LE TRAVAIL COLLECTIF

Nous avons à plusieurs reprises souligné à quel point les relations internes à “la petite équipe” étaient riches et motivantes pour les techniciens. Beaucoup précisent que ces éléments relationnels ont participé pour beaucoup au fait qu’ils sont restés dans le spectacle après y être entrés. Nous ne développerons donc pas cette donnée particulière.

Car on retrouve là, chez les techniciens du spectacle, une représentation de l’organisation bien connue et souvent étudiée par les sociologues qui se sont intéressés à la classe ouvrière, à quelque secteur d’activité qu’elle appartienne, et quelle que soit l’importance numérique des groupes étudiés. Aujourd’hui, après la période d’application brutale du taylorisme, le travail des ouvriers s’individualise, mais les relations dans le travail se dessèchent : la commande d’ordinateur – qui n’atteint pas, pour autant, l’ensemble de ce qu’on appelle de plus en plus des “opérateurs” – se développe, de même que l’utilisation des interphones et les durées de travail hebdomadaires réparties selon le travail d’équipes qui ont alors peu d’occasion de se rencontrer.

 

Dans le spectacle, la modernisation des installations n’induit pas nécessairement, sauf pour les entreprises de taille importante, de modifications de cette nature dans les relations de l’équipe :

– Les “machines” n’éloignent pas (encore) les hommes exagérément. On continue à se rencontrer, à se parler, à se toucher, à “prendre un verre” après le travail.

– Le “combat avec la matière” des techniciens du spectacle continue à leur paraître aussi fort et exaltant qu’aux ouvriers et techniciens des années 50 : chacun d’eux connaît les rouages et les “ficelles” du métier, les “combines” que l’on échange ou non avec les collègues. Ils partagent, également, le plaisir de se servir de leurs corps, de compter sur lui : c’est la force des bras comme l’acuité de l’œil, le doigté comme la puissance de la main, la délicatesse de l’odorat et la résistance à la charge et à la fatigue, la sensibilité de l’écoute comme la maîtrise du vertige : ils se reconnaissent comme “virils”.

 

Ainsi, leur travail reste fortement marqué d’individualisation, mais dans un ouvrage collectif qui nécessite, à cause des aléas de la technique et des hommes, une confiance totale dans l’apport des autres. Sans phrases, presque sans mots, ils constituent un organisme où chaque organe intervient dans un délai très bref pour une même finalité.

Nous ne développerons pas plus longtemps cette partie de notre réflexion, mais nous nous rappellerons que la solidarité, la dignité et même la fierté ouvrières étaient, autant que la pénibilité et la précarité des emplois, des valeurs qui s’étaient forgées dans le même accord entre la corporéité, l’instinct, l’intellect, le sensible et l’affectif.

Le syndicat le plus représentatif des techniciens du spectacle vivant continue, certes, à assurer sa mission de défense des intérêts moraux et professionnels des salariés, mais il prend nécessairement en compte ces données, certes spécifiques du secteur du spectacle, mais générales par rapport à l’histoire générale du monde ouvrier.

13 — LES PARCOURS ANTÉRIEUR A L’ENTRÉE DANS LES MÉTIERS

On trouvera, ci-dessous, quelques données balisant le parcours d’un certain nombre de techniciens :

A — Chef constructeur – 45 ans – depuis 24 ans à Athènes (travaillant dans tous secteurs, y compris publicité).

Père : menuisier-fabricant de tonneaux, mère paysanne. Enfant, il s’intéresse au dessin et suit des cours de dessin industriel, mais comme “il veut pouvoir se passer de la routine”, il suit en même temps des cours de théâtre. Il commence à travailler en usine (métallurgie) et parallèlement, entre dans les circuits du théâtre privé à Athènes, en tant que comédien et technicien. (S’il ne choisit pas “le fonctionnariat du théâtre national”, c’est que “ce n’est pas assez divers”.) Depuis 1983, il n’est plus acteur, mais chef d’atelier dans une entreprise. Pourquoi le théâtre? : “c’est le changement et le renouvellement. Je suis un angoissé de nature. Dès que tu vois ton œuvre terminée, tu es content, et en plus, des milliers de personnes la voient. Dans une usine, tu ne vois rien. J’adore le public quand je suis dans les coulisses.”

 

B — Concepteur-ingénieur du son – 38 ans, indépendant – à Bruxelles (dominantes : variétés et danse).

Père orphelin à 12 ans et garçon de courses à 13 ans : soutien de famille. Ce père entre par la suite dans une usine de briques réfractaires, puis suit des cours du soir pour devenir ingénieur chimiste. Il joue de l’harmonica. (Forte image). Mère coiffeuse.

Scolarité brillante en maths, physique et chimie. A 13 ou 14 ans “gratouille la guitare”, et joue précocement dans des orchestres de bals. A 16 ans, quitte le lycée pour un lycée technique car “avec le bac, l’université ne me paraissait pas accessible du fait de mon appartenance sociale”. Il en ressort avec un diplôme” qui lui permettra de bouffer”. Souci de faire “quelque chose qui soit utile parce que cette société est fondamentalement injuste et disproportionnée”. Il anime divers ciné-clubs et associations, exerce des activités de nettoyage pour payer ses études, cesse de participer à des bals, et finit, grâce à son diplôme d’électronique et à ses pratiques musicales par entrer comme technicien à temps partiel à la radio nationale belge. Il n’en continue pas moins, en dépit des règlements, à accepter de “petits boulots” dans un studio et dans des spectacles. Il y reste 8 ans. De fil en aiguille, il monte un studio, devenu le plus important du pays, et en tant que prestataire de service, emploie 6 salariés à plein temps depuis 4 ans. Pourquoi le spectacle : “Est-ce que le fait de vouloir laisser quelques traces traduit quelque part la mort? Mais je ne vis pas sur les traces.

D’ailleurs, je n’ai jamais archivé ce qui était écrit sur moi. Mon nom sur les affiches, je n’aime pas tellement, parce qu’on met trop de noms sur les affiches, et ce n’est jamais indispensable. On a tous envie d’être un peu “publics”.., et tout le monde dans le métier me connaît au moins de nom. Mais la popularité n’est peut-être pas toujours agréable (…). Au delà de la popularité du monde professionnel qui donne une bonne position sociale dans le métier, on peut rester coincé dans une image figée”.

 

C — Régisseur (femme) – 26 ans – à Madrid depuis 3 ans dans un théâtre subventionné.

Père et mère petits commerçants. Scolarité moyenne. Durant son année de philosophie, elle assiste un metteur en scène venu, dans une ville de province, monter un spectacle.

Bénévolement, elle distribue et pose des affiches, fait des courses, etc. Elle décide de tenter de s’engager dans les métier du spectacle et fait une première expérience dans l’administration. Puis elle “se débrouille” pour faire un stage de chargée de production organisé par l’Antenne Spectacle du Greta des Arts Appliqués à Paris. Rentre en Espagne : sa formation lui ouvre la possibilité d’entrer dans un théâtre. Mais après les premières expériences, elle souhaite s’orienter vers la technique : sa formation au Greta lui en ouvre la possibilité. Pourquoi le spectacle ? Parce que cette profession continue à être ce qu’elle est : motivée et professionnelle.

 

D — Chef machiniste – 32 ans – Théâtre communal de Bologne : salarié permanent depuis 4 ans.

Aucune donnée avant l’âge de 21 ans : “c’est le moment où mes parents meurent” ; il n’a aucune idée sur ce qu’il doit devenir et fait “des petits boulots”. Toutefois, il précise qu’il a reçu un enseignement initial dans un lycée scientifique. C’est un ami qui l’informe de l’existence de cours préparant aux métiers techniques du spectacle : ils sont financés par la région au théâtre communal, et durent deux années sans rémunération. Il s’organise pour suivre sa formation (grâce à des “petits boulots”) : électricité, peinture et sculpture la première année, machinerie la seconde. Il est immédiatement recruté par le théâtre à l’issue de la formation. Pourquoi le théâtre? “la diversité, la nécessité de résoudre des problèmes en permanence.” Et c’est à ce moment qu’il précise : “ma mère, dans sa jeunesse, avait fait du théâtre comme comédienne, et étant petit, j’allais au théâtre. Le théâtre est fascinant.., la fascination…”

 

E — Éclairagiste – 45 ans – Indépendant – Copenhague.

Père directeur d’un théâtre à Copenhague : il a donc commencé avec lui, après des études moyennes dont il parle peu. Parallèlement à ses activités dans le théâtre, il est sculpteur, et expose ses œuvres. Il est secrétaire général du syndicat des techniciens pendant 6 ans. Il voyage beaucoup dans différents pays (Royaume-Uni, Canada…) pour essayer de réunir des informations sur les systèmes éducatifs des techniciens de spectacle. Il est lui-même formateur. Au cours des 15 dernières années, il a travaillé sur la mise en place de programmes de formation. Il collabore peu souvent avec des techniciens d’autres pays, mais il souhaiterait le faire, notamment à l’étranger, mais seulement si cela n’impliquait pas une expatriation définitive.

 

F — Directeur technique – 53 ans – Directeur technique d’un Théâtre National et éclairagiste de la fondation Gulbenkian à Lisbonne.

Grand-père acteur, père fondateur d’une petite société de galvanoplastie, grand-mère musicienne (R prendra des cours avec elle). Travaille très tôt dans l’orfèvrerie durant la scolarité obligatoire les ressources de la famille sont limitées. Prépare un baccalauréat technique en même temps qu’il effectue un apprentissage d’électronique et électrotechnique.

Travaille avec son père, et des installateurs d’électricité. Après son baccalauréat, il entre comme électricien dans la construction civile. Expériences sur le tas : montage d’appareils.

Commence à s’intéresser sérieusement au spectacle, et à tenter de s’y insérer. En 1963, il travaille en free-lance dans plusieurs théâtres, puis au ballet Gulbenkian. Parallèlement, il chante dans des groupes de musique de chambre et notamment dans des concerts de musique ancienne, mais arrête ces activités “parce qu’il n’aime pas le maquillage”, et que surtout, un accident ne lui permet pas de continuer. Il revendique son autodidactie, lit beaucoup d’ouvrages techniques, dit que ce qu’il aime surtout, c’est apprendre, et qu’il a beaucoup appris “par la variété des spectacles, ses propres erreurs et en voyageant beaucoup”.

 

G — Formatrice – 52 ans – : prépare au diplôme d’études supérieures de création de costumes de théâtre à Hambourg.

Grand-mère première costumière à Vienne, grand-père également dans le théâtre, métier non précisé. Dès l’âge de 12 ans, lit des pièces de théâtre, et dès 16 ans, se destine à la création de costumes de théâtre. Commence des études de couturière, puis se spécialise.

Après avoir beaucoup travaillé pour des compagnies en Allemagne et en France, elle constate qu’il existe peu d’offres d’emploi, actuellement, en tant que costumière, mais beaucoup comme chef d’atelier, contrairement au passé.

Elle dit qu’elle n’a jamais été intéressée par le stylisme simple, dans la mesure où il n’éveille pas ce plus d’imagination et de spirituel que le théâtre et l’opéra peuvent apporter.

“Le vêtement courant vêt les gens, indique leur richesse, mais il ne fait pas rêver, il ne sollicite pas l’imaginaire”. Dans le stylisme, on ne peut réellement évoluer parce que le métier reste toujours le même. Alors que dans le costume de théâtre, à cause de l’imaginaire du metteur en scène, il faut sans cesse se renouveler. “J’aime aussi un certain stress qui m’a obligée à bien travailler pour diriger les ateliers

 

H — Régisseur lumière – 28 ans – au Théâtre National de Londres.

Sa mère et son grand-père étaient liés à la musique. Elevé dans une ferme. Il ne parle pas de son père. Etudes difficiles jusqu’à 15 ans : très dyslexique, il a du mal à écrire et à lire.

Enfant, il aime l’architecture. Une année, il commence un “boulot d’été” comme manutentionnaire dans un théâtre. On lui demande de revenir. Il finit par passer plus de temps dans ce théâtre qu’à l’école où certains de ses professeurs, qui font du théâtre amateur, lui permettent de participer à la sonorisation de leurs spectacles. Il décide de devenir “un vrai technicien à temps plein”. A l’époque, il “faisait de la musique et n’en fait plus”. Il jouait de la trompette et du saxophone, mais il n’a jamais aimé qu’on lui enseigne la musique. Venu à Londres pour chercher du travail dans le spectacle, “on lui propose un emploi de régisseur lumière, alors c’est ça qu’il accepte”. Il n’a pas d’autre hobby que la moto, mais il adore écouter de la musique, restaurer les bâtiments, réparer les vieilles machines, les vieux systèmes parce qu”‘en général, ils étaient très bien fabriqués”. Aime aussi les ordinateurs. La vie sociale est dure en dehors du milieu. Ce qu’il regrette : ne pas pouvoir travailler sur tous les styles de spectacles vivants.

 

I — Eclairagiste – 30 ans – Intermittent – Paris.

Père : Militaire (commandant) Mère : au foyer.

Enfance en pleine campagne. Passionné d’histoire, il lit beaucoup et s’intéresse à l’idée qu’il se fait de la peinture, et à la musique par curiosité. Il veut devenir comédien ou danseur, “sur scène”, alors qu’il ne va ni au spectacle ni au cinéma à cette époque. Etudes classiques.

Après le bac, deux années de sciences naturelles parce que “ça l’intéresse de toute manière”.

Il est donc étudiant à Orléans et simultanément, pion à Châteauroux. Après son service militaire, un cousin qui “fait de la discothèque” lui propose un emploi, où pendant 2 ans, il travaille 15 à 16 heures par jour, payé au cachet. Il démissionne, s’inscrit au chômage (comme intermittent), et se sert de ses relations : “quand on entre par relations, il faut faire ses preuves. Mais on ne m’a jamais demandé un diplôme”. Activités fréquentes dans les variétés, le spectacle d’entreprise, les conventions, etc. Retour aux arts plastiques : ce qu’il aimait surtout, c’était les reproductions de peintures du XVème au XIXème siècle, notamment les impressionnistes. Mais ce retour se fait parce que “je ne sais pas pourquoi l’éclairagisme me paraissait plus simple que le son. En plus, un éclairagiste, à partir des arts plastiques, il essaie de comprendre, d’expliquer, de démonter : comment on fait pour que ça touche ? Comment on produit une émotion avec des moyens techniques ? Qu’est-ce que “le beau” (…) “Et puis c’est une recherche. Il n’y a pas de réponse à ces questions : la première réaction est “émotionnelle : l’intuition vient d’abord et les explications ensuite. Idem pour la recherche. Le chercheur et l’artiste démarrent sur l’intuition, l’émotion. A partir de là, ils échafaudent l’emploi de techniques.”

A l’heure actuelle, et à temps partiel, il est formateur au C.F.P.T.S. : “Je fais de la formation parce qu’on m’écoute : j’ai obtenu des déclics chez les stagiaires :

1 — émotionnels,

2 — intellectuels.

Il est agréable de susciter ces déclics : c’est ça, la formation, plus que les contenus : ouvrir des voies émotionnelles et des voies intellectuelles”.

La communication ? Oui, par petit groupe. Sinon, “on a l’impression de ne pas parler le même langage (…). Il est primordial de connaître tous les membres de l’équipe de travail et chaque fois, d’avoir dans l’équipe quelqu’un de nouveau…”

Pourquoi le spectacle? “Parce qu’il faut tirer le drap vers l’amélioration de l’espèce, et l’art, c’est le fer de lance de l’humanité dans l’évolution. Je n’ai pas d’autre réponse, et c’est complètement instinctif : les humains sont sujets à des contraintes et ne s’en rendent pas compte, mais on a tous envie de gosses et de lendemains qui chantent.” Et pour finir : les déclics s’opèrent dans les connexions”.

 

J — Chef machiniste – 44 ans – permanent au Toneel Groep d’Amsterdam. Personne dans sa famille n’est lié au spectacle (parents instituteurs).

Il fait des études qui le conduisent à un bac technique, puis à une année d’études d’électronique.

C’est en 1966, c’est-à-dire à 26 ans, après un certain nombre de divers postes liés à ses études ou non, qu’il entre dans un théâtre pour y faire une installation : il s’agit d’un système de lumières. En fait, à ce moment-là, il est le seul à pouvoir l’utiliser, car les techniciens du théâtre ne sont pas compétents. Il reste.

Il travaille depuis 4 ans dans la compagnie où il se trouve actuellement, 60 heures par semaine. De plus, il y a les tournées, mais il aime ces périodes : chaque jour, un nouveau spectacle, un nouveau lieu, des personnes nouvelles à rencontrer. S’il avait le temps, il irait voir de la danse ou des comédies musicales, mais pas du théâtre. Pour lui, il faut être un peu fou pour rester dans le théâtre : la vie de famille, avec de tels métiers, y est difficile et de plus, ailleurs, “on pourrait gagner plus d’argent”.

La motivation et l’amour du théâtre ne sont pas suffisants : la formation initiale est vitale pour les questions de sécurité, et comme les systèmes pneumatiques et hydrauliques sont nouveaux, il faut apprendre à gagner du temps et de l’énergie en s’en servant. Il ne quittera jamais le théâtre : le spectacle doit démarrer à l’heure, mais malgré les surcharges, les horaires sont très différents : on y est libre.

Pourtant, une question le préoccupe : les tournées, quand on devient vieux, c’est très, très difficile. C’est trop dur. Il doit préparer sa reconversion, et par exemple, il aimerait travailler comme directeur technique : il doit concilier son envie de ne pas “trop rester sur place” avec ce qu’il fera ensuite jusqu’à l’âge de la retraite…

V — LES COMPETENCES DE 3E DIMENSION, OUVERTURE PROFESSIONNELLE ?

C’est sous ce titre que Roselyne Orofiamma et Simone Aubrun ont publié en 1991 une étude éditée par le Conservatoire National des Arts et Métiers[11].

Dans l’introduction, les deux sociologues précisent l’objet de leur recherche, après avoir constaté que semble s’imposer de plus en plus, dans tous les domaines d’activités, la mise en œuvre de compétences non techniques, d’ordre personnel et relationnel : les compétences de 3ème dimension. “Dans le domaine de la formation professionnelle, comme dans celui du management, ce thème revient avec insistance. On attend de la plupart des salariés comme des demandeurs d’emploi qu’ils fassent preuve de communication, de travail en groupe, d’autonomie, de responsabilité, de décision et de créativité.”

 

Mais quels contenus peuvent recouvrir les formations à des compétences de 3ème dimension qui s’appliquent à des pratiques hétérogènes ?

  • elles visent des changements de comportement dans leur dimension psychologique, affective et sociale, au-delà des seules capacité cognitives ;
  • elles concernent des compétences que l’on peut désigner comme étant non techniques ;
  • elles correspondent à une demande sociale massive qui n’a rien de nouveau mais qui, dans le contexte actuel revêt des caractéristiques particulières.

 

“On attend de la formation professionnelle des adultes qu’elle produise ou modifie des capacités générales et personnelles qui, de plus en plus, deviennent une exigence fonctionnelle de l’activité de travail, quels que soient la fonction ou le niveau hiérarchique”.

De plus, “la nécessité de ces compétences ne s’exprime pas seulement dans les discours de managers. Elle se pose aussi en termes d’employabilité pour les publics en difficulté (jeunes, chômeurs ou femmes en réinsertion professionnelle[12]”. Dans la première partie de cette étude, intitulée NOUVELLE INTELLIGENCE DES SITUATIONS PROFESSIONNELLES, Roselyne Orofiamma indique que “dans un style cynique et franchissant un pas de plus dans l’escalade d’un anticonformisme… érigé en nouveau modèle de comportement, on observe bien, affirme un responsable d’entreprise, celui qui est capable de biaiser la règle, celui-là, c’est un bon.

S’il y en a un qui fait tout exactement comme on l’a demandé, c’est que c’est un mauvais. “Et elle insiste : “On est bien dans l’idéologie du toujours plus, une logique de fonctionnement à l’œuvre dans les entreprises analysée avec pertinence par Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac comme “un système qui inscrit la quête de l’excellence au premier rang de ses principes. On exige en permanence de l’individu qu’il fasse toujours plus, qu’il aille toujours au-delà de ce qui lui est formellement demandé. La logique de l’excellence – cette forme d’absolu des temps modernes – n’a pas de fin, ses exigences sont sans limites, et l’appel au dépassement est ainsi l’un des premiers soubassements du système[13].”

L’opérateur est donc pressé d’oser toujours plus, et c’est bien l’objet des activités des artistes et techniciens du spectacle, au sujet desquels Roselyne Oroflamma se pose la question de la créativité, qui selon elle, revêt un double aspect : “celui d’une dimension personnelle souvent qualifiée de talent, et la mise en œuvre de techniques qui constituent la base du métier”.

Cette double dimension renvoie aux caractéristiques du processus de création mis en évidence par les chercheurs dans ce domaine. L’acte créatif se produit par agencement et réorganisation d’éléments existants. Il “consiste essentiellement en une combinaison complexe nouvelle formée à partir de matériaux de construction dont dispose déjà l’esprit et qui naît de préférence dans une période de détente, de relâchement de la pensée logique[14]”. La démarche créative demeure en grande partie inexplicable et non maîtrisable, car elle fait largement appel à l’inconscient : “Celle-ci, en fin de compte, est le fruit imprévu d’une approche non consciente que l’on peut espérer simplement aider à se développer, à réussir et à éclater en une idée nouvelle[15].

Quant à ce “talent créatif’, il est l’objet de grandes différences interindividuelles qui tiennent à un certain nombre de variables :

  • “la sensibilité aux problèmes” (face à une situation donnée),
  • “la fluidité des idées et la fluidité des mots” (capacité à concevoir et à exprimer des idées),
  • “la flexibilité “(d’esprit d’un individu, sa facilité d’adaptation et de passage d’une catégorie à une autre),
  • “une aptitude à synthétiser” et
  • “une aptitude analytique car pour une grande part, la pensée créatrice exige une organisation des idées[16] selon des schémas plus vastes, plus inclusifs”. (C’est nous qui soulignons).

Mais par rapport à des métiers à la fois artistiques et techniques, Roselyne Orofiamma a-telle des observations à nous communiquer? Nous les reportons ci-dessous :

Un responsable de département de la FEMIS (fondation européenne des métiers de l’image et du son) au sujet de ses stagiaires : “On ne leur apprend pas à avoir du talent, mais on leur apprend des techniques qui doivent leur permettre de mettre ce talent en pratique”.

Un autre responsable de département de la FEMIS : “On n’apprend pas à avoir du talent, mais on peut apporter des informations solides pour qu’un éventuel sens artistique ou un éventuel génie se révèle.”

Certains élèves de l’Ecole Estienne, spécialisée dans les métiers des arts graphiques, et leurs enseignants “ont le sentiment de ne pas pouvoir maîtriser et encore moins enseigner le processus du saut créatif qui survient de manière inattendue et inexplicable à force de produire.”

C’est la raison pour laquelle “les écoles de formation aux métiers artistiques dans lesquelles nous avons enquêté, le problème des aptitudes personnelles favorisant l’esprit de création n’est pas véritablement posé pendant la formation, car il est traité à l’entrée par un processus de sélection très rigoureux. Etant donné le nombre pléthorique de candidatures et la multitude des critères exigés, les concours en place prennent quelquefois la forme de dispositifs monstrueux qui mobilisent un effectif d’enseignants et de professionnels extérieurs impressionnant, parfois pendant près de la moitié de l’année ! L’idée sous-jacente est simple : si on ne dispose pas réellement des moyens d’influer sur les facteurs personnels, alors il faut s’assurer que les candidats possèdent au préalable ces aptitudes à la créativité avant de commencer la formation[17]”. (4)

Lorsqu’elle en vient à tenter de cerner le domaine des savoirs à l’œuvre dans les compétences de 3ème dimension, Roselyne Orofiamma repère, à travers les représentations des formateurs, cinq grandes catégories de savoirs relatifs :

  • aux techniques,
  • à des méthodes et démarches cognitives,
  • au savoir social (connaissance de l’environnement professionnel et des normes de la culture professionnelle, culture des phénomènes sociaux),
  • au savoir-faire relationnel,
  • à une connaissance de soi.

Sur ce dernier point, elle cite Beaujard (1988) “ça n’est pas tellement la représentation, l’image qui prédispose à l’action que le mouvement d’investissement qu’elle suscite et les affects qu’elle structure. En effet, la représentation de soi s’organise ainsi dans un mouvement, un processus qui est aussi étroitement lié aux représentations sociales, collectives, organisées, légitimées[18].

Dans cette première partie de l’étude, nous avons également relevé tout ce qui concerne l’autorisation, c’est-à-dire la capacité à s’autoriser à s’exprimer plus volontiers, à prendre plus volontiers des initiatives ou des décisions. Le concept d’autorisation, est conçu comme un processus d’invention de soi-même”. “Pour chaque individu, il est structuré autour d’un héritage psycho-social, de contraintes de l’environnement socio-économique et de rencontres qui rendent possible l’expérience de l’altérité. Celle-ci “permet la prise de conscience de ce qui nous est propre, authentique et singulier et permet l’émergence de nos valeurs fondamentales[19]”.

Dans cette optique, l’autorisation participe de l’autoformation. Fondée en fonction de la constitution de l’identité, et par opposition au conformisme, “elle se définit toujours en référence à l’autorité comme capacité permettant à la fois d’y échapper et d’adhérer spontanément à une autorité reconnue”.

“S’autoriser, dit Rolande Robin-Perriat[20], c’est s’approprier son existence par la remise en question du cadre de référence de la violence physique et symbolique des codes dominants et des déterminismes sociaux, à partir de l’intelligence des situations.[21]”

La deuxième partie de la même étude, intitulée COMPORTEMENTS, PERSONNALITE, SOCIALISATION… ? est signée par Simone Aubrun. Dans son introduction, Simone Aubrun prévient son lecteur : “Nous avons conscience que parler de changement en soi n’a rien d’original puisque le changement est un thème à la mode et que se multiplient les ouvrages indiquant, pour la plupart, comment maîtriser (ou conduire…) le changement dans les entreprises. Notre propos est tout autre : nous pensons fermement qu’il peut être utile à des responsables de formation, à des commanditaires de formation et à des formateurs de prendre un peu de recul pour mieux comprendre ce dont il est question sous couvert de “changement”, par une approche des différentes lectures qui peuvent en être faites et en particulier celles qui donnent à comprendre ce qui peut sous-tendre la logique des salariés formés éventuels, et ainsi échapper – un peu – aux fausses évidences et lieux communs abondamment diffusés dans de nombreuses publications.[22]”

C’est dans cette perspective qu’elle assigne trois approches à sa réflexion :

  • la première est issue du constat que “la clarification nécessaire ne se réalise pas essentiellement par la formulation plus ou moins précise des objectifs (de la formation) mais bien plutôt par le type d’organisation de formation (et de formateurs) à qui est confiée la commande, décision chargée d’implicites de division du travail qui font finalement “bien” (de ce point de vue) fonctionner la grande machine à former : à chacun sa spécialité de population à former (dans l’ordre hiérarchique : managers, cadres, maîtrise, ouvriers, employés, jeunes sans qualifications, chômeurs de longue durée…)”.
  • “La seconde réflexion est plus fondamentale : ce vocabulaire d’objectifs et de compétences (…) reflète bien aussi une forte ambiguïté des discours et parfois même des pratiques de formation : s’agit-il vraiment de faire acquérir ces compétences, qui seraient donc considérées comme inexistantes ou insuffisantes intrinsèquement, ou s’agit-il de compétences à faire mobiliser en situations de travail précises ?”

Le troisième axe de l’approche dépend des deux premiers : “schématiquement, au système taylorien achetant une force de travail d’exécution docile succéderait un système exigeant la motivation c’est-à-dire l’engagement et l’implication des salariés dans l’entreprise, la mobilisation d’énergie libidinale.” Mais là, se posent deux questions :

  •   “face à ce nouveau type de “contribution” on trouve plus rarement de précision quant à la “rétribution” qui en résulterait pour les salariés, sauf à penser qu’elle est constituée par la survie ou la prospérité de l’entreprise, et donc de l’emploi de ses salariés et éventuellement, d’une amélioration de leurs salaires.
  •   “cette problématique de maîtrise (concernant la personnalité des salariés) est-ce qu’on peut raisonnablement l’attendre de la seule formation ainsi promue grande magicienne, fonctionnant sous le mythe de Pygmalion par exemple ?”

Se refusant à parler plus longtemps de cette “maîtrise”, Simone Aubrun renvoie “à son hypothèse de travail selon laquelle il est surtout question de socialisation et d’habitus[23], et la complète d’une “réflexion théorique d’origine sociologique sur la mobilisation psychoidéologique et ses enjeux d’une part, et de psychosociologie sur les questions d’influence et de manipulation” d’autre part.

Nous ne manquerons pas de consulter à nouveau l’analyse de Simone Aubrun lorsque nous traiterons de la formation aux métiers techniques du spectacle vivant. Mais auparavant, nous souhaitons reproduire la dernière page du travail de Simone Aubrun, où il est question de l’autonomie ; notion qui renvoie à une certaine conception du fonctionnement de la personne humaine, et à une réalité, dans la durée, hors de la formation.

“N’oublions pas qu’à l’origine, ces exigences d’autonomie proviennent d’une crise du taylorisme, des limites constatées du système taylorien, autant que des nouvelles technologies, des formes actuelles de la concurrence, etc. Que cette autonomie devenue nécessaire dans le travail suppose une mobilisation psycho-idéologique, ce qui veut dire un coût psychique, parfois un stress, et une modification du rapport idéologique qu’entretient le salarié à l’entreprise. La question est donc aussi de l’intérêt que peuvent trouver les salariés à cette autonomie plus grande, nouvelle forme d’exploitation ou nouvel espace à occuper pour se développer, s’épanouir dans le travail ? La question reste posée sur le plan théorique et politique, mais aussi pour chaque salarié, chaque acteur, individuel ou collectif, qui y répond pour son propre compte, là où il est, concrètement, selon la représentation des intérêts en jeu.

En conclusion, ce mot d”‘autonomie” (comme les autres compétences de 3ème dimension) reste bien polysémique, on peut le regretter, s’en faire une raison et rester circonspect, ou changer de registre en citant Lewis Carroll :

  •  “Quand je me sers d’un mot” dit Humpty Dumpty d’un ton méprisant “il veut dire exactement ce que je veux lui faire dire. Ni plus ni moins”.
  • “Oui mais l’on peut se demander”, répondit Alice, “si vous pouvez vraiment faire dire aux mots des choses aussi différentes”.
  • “Non” répliqua Humpty Dumpty “La question est simplement de savoir qui est le plus fort et décide qui est quoi. C’est tout[24]”.

L’étude en question, que nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs, fait ainsi apparaître que les compétences particulières des techniciens de spectacle vivant, et la manière dont elles constituent le support des savoirs et des savoir-faire, sont précisément, dans leur complexité, celles sur lesquelles de nombreux secteurs d’activité s’interrogent, et qu’ils souhaitent favoriser. Mais, de fait, de nombreux termes ne définissent pas les mêmes notions pour chacun et dès que l’on arrive à l’échelle européenne, les questions portant sur la linguistique sont nombreuses : peut-être que, là encore, la question est simplement de savoir qui décide qui est quoi. Mais, de technicien à technicien du spectacle vivant, comme d’employeur à technicien, on se comprend vite.

Ainsi, non seulement les métiers du spectacle vivant n’offriraient pas du milieu du spectacle une image archaïque, mais au contraire, la représentation d’un domaine professionnel de pointe, qui a de longue date appréhendé les phénomènes techniques et économiques bouleversant toute époque. Et qui s’y est en quelque sorte préparé en formant ses personnels pour être à même de les affronter sans trop de préjudice pour leurs “emplois” comme pour le secteur, grâce à l’exercice de leur autonomie et de leur inventivité.

Cette vision des activités du spectacle et des formations correspondantes peut paraître teintée de cynisme, comme elle peut étonner beaucoup de ressortissants des industries et du commerce.

Mais après avoir examiné le résultat et les retombées secondaires de notre travail, déjà perceptibles après moins de six mois d’enquête sur le terrain, le lecteur pourra rapprocher nos observations des réflexions des deux sociologues précitées : leur étude mentionne, pour mémoire, les compétences de 3ème dimension dans le spectacle parce qu’il s’agit du secteur où, tous niveaux pris en compte, elles apparaissent très clairement.

[1] Un certain nombre de techniciens, notamment constructeurs-machinistes, sont de passionnés de voiliers.
[2] VANEIGEM(Raoul) — Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire, Seghers, 1990.
[3] LABORIT(Henri) — Eloge de la fuite, Robert Laffont, 1976.
[4] WATZLAWICK (PauI) — La réalité de la réalité, Le Seuil, 1984.
[5] HALL(Edward T.) — La dimension cachée, Points, 1978.
[6] “Chercher par curiosité, et regarder ce qui se passe derrière un obstacle est un comportement génétiquement programmé, comme le montre l’étude de souches de souris” (Michel Jouvet) et “l’aptitude à l’apprentissage est une propriété fondamentale du système nerveux des mammifères qui n’est pas limitée à une seule de ses parties” (Oakley, cité par Jean Pierre Changeux).
[7] Alain Prévôt: “Ces gens sont inadaptés aux mécanismes standard, à un travail où il n’y a rien à faire: ils ne sauraient pas être gardiens de musée. Ils ont un côté “anar”. Mais les “technos” ne sont jamais fanatiques: on machine avec Sainte-Beuve dans sa trousse à outil. Ils ne se laissent pas piéger par le religieux, l’économique, le politique”… (entretien).
[8] La politique de l’expérience, Stock, 1980.
[9] Alain Prévôt: “Ils ont une aptitude au silence de qualité. Non parce qu’ils n’ont rien à dire, mais ils comprennent le non-dit Ceux qui n’ont pas cette aptitude se sont égarés dans la profession. A de rares exceptions près, les techniciens ne sont pas à la recherche de médiatisation”. (entretien).
[10] La politique de l’expérience, Stock, 1980.
[11] ANZIEU(Didier) — Le corps de l’œuvre, Gallimard, 1986.
[12] ANZIEU(Didier) — Le corps de l’œuvre, Gallimard, 1986.
[13] Cité par Roselyne Orofiamma: De la logique du “donnant-donnant” à l’exigence du “toujours plus”: le système managinaire – Connexions n° 54, 1989 / 2, l’entreprise.
[14]  Cité par Roselyne Orofiamma: J.W. Haeele, cité par Colette Mathieu-Basch: Invitation à la créativité – Editions d’organisation, 1983.
[15] Id.
[16] Cité par Roselyne Orofiamma: Alain Baudeau: “La Créativité – Recherches Américaines” – Dunod, 1973.
[17] Id.
[18] Cité par Roselyne Orofiamma A.M. Costalat-Fourneau, P. Hébrard Représentation de soi et changements sociaux en situation de formation – Actes du congrès de psychologie en Europe – Toulouse: Laboratoire du C.N.R.S. 1990.
[19] Cité par Roselyne Orofiamma; Rolande Robin-Petriat. S’autoriser. De l’improvisation éducative à l’autorisation, une dynamique de formation de l’autoformation – Mémoire de DEA. Sciences de l’Education, université de Paris VIII, 1987-1988.
[20] Id.
[21] Id.
[22] ANZIEU(Didier) — Le corps de l’œuvre, Gallimard, 1986.
[23] Concept dû à Pierre Bourdieu : La reproduction – Eléments pour une théorie du système d’enseignement, Ed. Minuit, 1970. Esquisse d’une théorie de la pratique, Ed. Minuit, 1970. La distinction, critique sociale du jugement, Droz, 1972. Le sens pratique, Ed. Minuit, 1979.
[24] (Alice au Pays des Merveilles).

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