Un engagement politique

Une nouvelle année… 2016
Reconnaissance et appartenance

 

Moe-kan croise régulièrement le chemin d’Eileen Morizur depuis une dizaine d’années. Directrice de production, entre autres sur le Festival des Rias, Eileen est une personne enthousiaste et passionnée. Son double parcours sportif et artistique l’a amenée à avoir une vision fort originale de sa fonction et de sa place dans le milieu des arts de la rue.

 

Moe-Kan : Peux-tu nous présenter ton parcours professionnel ?

Eileen Morizur : En première année de fac, j’ai décidé de quitter la Bretagne, et d’aller à Marseille pour intégrer un institut universitaire professionnel et préparer une maitrise (Bac+4). Je ne souhaitais pas m’enfermer dans une formation qui n’aurait eu que des débouchés dans le milieu culturel. J’ai donc choisi une formation généraliste dans un institut de management public et de gouvernance territoriale (un équivalent d’une école de commerce pour l’administration publique). Cette formation m’a permis d’accéder à des matières spécifiques accès sur la gestion de projet et les principes de « bonne gouvernance ».

 

MK : Pourquoi faire ce type de formation, alors que tu souhaites travailler dans le milieu du spectacle ?

EM : je souhaitais en effet évoluer dans le milieu artistique et culturel. Or, cette formation m’apportait un ensemble d’outils de gestion nécessaire pour un projet ou une organisation, sans être axée uniquement sur le souci de rentabilité comme peut l’être une école de commerce, mais sur l’intérêt général. Cela constituait pour moi une différence majeure.

 

MK : Tu souhaites donc travailler dans le milieu du spectacle, mais pas n’importe lequel ?

EM : Exactement. Mon intérêt pour les arts de rue est avant tout d’ordre politique. Je crois en effet que l’activité artistique dans l’espace public est indissociable de cette notion d’intérêt général. Je ne voulais alors pas gérer, par exemple, des tournées musicales « classiques. »

 

MK : Comment, à 19 ans, peux-tu déjà avoir une conscience claire de cela ?

EM : Vers 15 ans, je voulais être ostéopathe et professeur de sport. Mais, rapidement je me suis rendue compte que je ne voulais pas entrer rentrer dans une logique uniquement économique, en outre, l’enseignement ne me tentait pas plus que cela. Comme j’avais toujours vécu dans le milieu des arts de la rue, cela a fini par s’imposer comme une évidence.

Je passe donc une maitrise de gestion avec une option « Management des organisations et des activités artistiques et culturelles ».

 

L’aventure Chilienne

 

A la fin de mes études, j’en ai un peu marre. Nous sommes en plein dans le chamboulement des cursus universitaire pour arriver au système actuel de LMD. A cause de cette mutation, je me retrouve à faire deux ans de suite quasiment les mêmes cours. Après une première expérience chez Artonik à Marseille, je rencontre Ignacio Achurra de passage chez Générik Vapeur, et directeur de La Patriótico Interesante[1], jeune compagnie chilienne composée par 12 artistes basés à Santiago. Il me parle de sa compagnie, son origine, de ses projets. Je suis tout de suite happée par cette histoire qui correspond à l’engagement dans lequel je souhaite m’investir, je pars une première fois à Santiago.

Dans l’année qui suit, nous montons un dossier de subvention accepté par le Ministère des affaires étrangères chilien. Nous avons alors les moyens de monter une tournée, certes pas encore professionnelle, mais qui nous emmène pendant un mois et demi jusqu’en Bretagne avec le Fourneau[2]. A ce moment-là, j’y fais mon stage de fin d’études avec pour thématique de mémoire, l’accueil des artistes étrangers en France[3].

Au départ, je ne parle pas un mot d’espagnol et même si certains se débrouillent en français c’est un peu complexe ! Avec Katy, chargée de production tout terrain, qui est devenue par la suite une amie, nous avons monté la prod d’une tournée sans pouvoir se parler ! Les choses ont pris du temps, faute d’une langue commune, mais comme nous avions le même objectif et les mêmes envies en tête, cela s’est passé naturellement. Nous avons été impressionnées de constater cela ! Je suis alors parti au Chili. Je suis revenue, repartie en peu plus longtemps…

Finalement, j’y suis restée jusqu’à un an non stop. Durant six années, je collabore donc avec La Patriótico Interesante. Nous n’avons pas d’argent, je reviens donc régulièrement en France pour travailler en intérim. Par la suite, nous arrivons à monter quatre tournées européennes, dont une qui nous amène à Aurillac, une autre en Espagne, à Munich, à Londres…

A partir de 2011, cette dynamique commence à s’essouffler, car nous ne sommes pas professionnels, tout le monde à une vie à côté, développe de nouvelles activités parfois même éloignées du monde des arts de la rue, des familles commencent à se former, des enfants arrivent…

 

L’aventure professionnelle en France

 

Personnellement, je me rends compte que je n’ai plus forcément envie de rester à Santiago. Je décide donc de rentrer en France en 2012. J’arrive à Brest sans trop savoir ce que je vais faire. Pour beaucoup de gens, au final je suis partie six ans au Chili pour m’éclater avec des potes. Certes je me suis bien amusée, mais j’ai également énormément travaillé, j’ai appris beaucoup humainement dans des situations économiques et sociales souvent compliquées. Se retrouver toute seule dans un pays sans connaître la langue et devoir l’apprendre pour tout simplement vivre son quotidien. Etre avec des gens de mon âge qui font des arts de rue avec le même engagement que je peux avoir reste un cadeau magnifique.

Si nous avions eu un niveau de subvention égal à celui dont on peut prétendre en France, nous serions aujourd’hui une sorte de mini Générik Vapeur ou Oposito d’Amérique du Sud !

A mon retour, je me retrouve naturellement au Fourneau et je rencontre Philippe Cuvelette qui travaille sur l’inauguration du tram de Brest. Je lui exprime mon intérêt pour cet évènement sans trop savoir ce que je vaux, professionnellement parlant. Philippe se prend au jeu. Cette inauguration devient mon premier travail officiel en France.

Ce projet me correspond, car si tout est déjà en marche quand j’arrive, il y a énormément de choses à faire. Je peux être autonome, j’y vais et cela fonctionne !

 

MK : As-tu finalisé ton parcours d’études ?

EM : Non. J’ai essayé. En 2012 je fais une formation à distance de gestion financière internationale et intelligence économique, cela se passe très bien, je rends mes devoirs. Cela m’intéresse, mais le jour où je dois aller passer les examens à Grenoble, j’ai une tournée en Espagne et je choisis cette dernière !

 

MK : Quelle est ton actualité ?

EM : Entre 2012 et 2016 j’ai continué à voyager, mais j’ai surtout travaillé avec le Fourneau, d’abord sous forme de CDD puis dans le cadre d’un poste d’administratrice de production, poste que j’ai occupé durant deux ans et demi. En 2015, j’ai quitté ce poste, je suis devenue intermittente du spectacle. Actuellement, Le Festival des Rias sur lequel je suis administratrice de production depuis 2012 étant terminé pour cette année, je suis en développement d’activité.

 

L’organisation, première forme de prévention

 

MK : Tu as fait ta formation initiale il y a dix ans. Quelle y était la place de la prévention des risques ?

EM : Dans cette formation qui n’était pas spécifique au milieu du spectacle, la prévention des risques était surtout abordée sur des études de cas. Nous n’avons jamais eu de cours. N’oublie pas qu’il s’agissait d’une formation généraliste. La plupart des gens qui ont fait cette formation travaillent dans une administration publique. J’ai commencé à appréhender la prévention des risques avec Philippe Cuvelette sur le terrain. J’ai également fait la formation de 5 jours intitulée “prévention des risques et sécurité pour la licence d’exploitant”. J’ai toujours été naturellement sensible à ces aspects. J’ai vécu un moment fort dans ma vie lorsque je travaillais sur un lieu où est survenu un accident. Cela reste en mémoire et je crois que naturellement on recherche ce qui aurait pu aider à éviter cela et comment apprendre à gérer au mieux ce genre de situation.

 

MK : Aujourd’hui, dans un profil comme le tien d’administratrice de production d’objet culturel, quelle est la place de la prévention des risques ?

EM : Pour moi, la prévention des risques fait appel à des outils et des systèmes d’organisation qui se rapprochent énormément de ce que j’ai pu apprendre dans la gestion de projet. J’y trouve ma place car la première forme de prévention, c’est d’avoir une bonne organisation. Bien manager un projet et son équipe dans un environnement étudié, c’est un grand pas dans le fait d’éviter des accidents.

 

MK : Si tu devais faire un autre parcours de formation, quel serait-il ?

EM : Aujourd’hui, je n’ai pas d’envie spécifique, le monde universitaire me rebute un peu. Par contre si je devais apprendre quelque chose, j’aimerais approfondir certains domaines dans lesquels j’interviens déjà.

 

Sport et spectacle de rue

 

MK : Idéalement, avec ton parcours, au service de quoi souhaiterais-tu mettre tes compétences et ton expérience ?

EM : Dans un idéal et à grande échelle, j’aimerais participer à l’organisation d’une cérémonie d’ouverture des JO ! Le propos (le sport), le format, la popularité et les valeurs défendues, le lieu (le stade qui a toujours été important pour moi)… J’ai en effet été sportive de haut niveau (foot) jusqu’à mes 19 ans.

J’ai commencé à jouer à 4 ans, cela forge le caractère quand on est une fille au milieu de gars ! Le foot est resté une passion même si je ne le pratique plus. Ce qui est amusant, c’est que vers l’âge de 12 ans je me suis mise à jouer à des jeux de simulation d’entraineur d’équipe de foot. C’est sans doute ce qui m’a amenée au management par la suite ! En outre, quand on est dans une compagnie de théâtre de rue ou un festival, on est un peu comme dans une équipe de foot. L’objet est différent, mais les exigences humaines sont les mêmes, le collectif importe tout autant que le résultat du match ! Il existe en fait pleins de parallèles intéressants.

Par contre la compétition m’a fait quitter le milieu du sport, car elle a fini par devenir pour moi absurde pour quelqu’un de mon âge. La pression est énorme sur les performances physiques, l’alimentation, les matchs tous les week-ends à l’autre bout de la France… A 15 ans, on m’entrainait pour que je joue en équipe de France, et moi je voulais juste jouer au foot, et si possible le plus près de chez moi ! En plus à l’époque, il n’était pas possible d’en faire une carrière pour une femme.

 

Défendre un engagement et non vendre un produit déjà fabriqué

 

MK : Tu parlais tout à l’heure d’une dimension sociale voire politique du spectacle. As-tu constaté une évolution dans le spectacle de rue par rapport à cela ?

EM : Je n’ai pas re-rencontré sur mon chemin de compagnies avec un engagement comme je l’ai vécu avec La Patriótico Interesante qui est née de rencontres dans le milieu universitaire et de la volonté d’agir politiquement. Où l’art vient exprimer un engagement politique, une prise de position, sans « faire de la politique ». Nous étions aussi suffisamment souder pour faire face ensemble à des situations difficiles, et relever des défis dépassant le monde du théâtre qu’aujourd’hui même j’ai parfois du mal à réaliser.

On me sollicite souvent, particulièrement au Chili, pour du jour au lendemain vendre des spectacles et « produire ». Mais, selon mon point de vue, mon métier va au delà de la transmission d’une fiche technique et d’une plaquette de présentation à de possibles programmateurs… Chaque projet artistique et culturel a forcément un propos et des particularités qui vont influencer son parcours et l’amener vers certains chemins plus que d’autres. C’est bien celles-ci qui le rendent intéressant et captivant.

Mais tout cela doit aussi pouvoir s’adapter et s’intégrer à notre société qui évolue en permanence, aujourd’hui les aventures humaines dans le monde des arts de la rue sont différentes et le contexte économique et social impose ses nouveaux modes de fonctionnement et d’organisation…

 

MK : Quels liens as-tu encore avec le Chili du coup ?

EM : J’y ai passé une période importante entre mes 22 et 28 ans, j’ai donc créé des liens forts et j’aime y retourner. Avec une petite partie de La Patriótico Interesante, en 2014 nous avons monté le spectacle inaugural de FIRA Tarrega en Espagne, « La Ira de las Peces ». Ce projet rassemblant français, espagnols, chiliens, belges m’a permis de revenir à Santiago en décembre dernier pour le festival Santiago A Mil, de retrouver la famille au sens large et surtout mon frère qui réside à Valparaiso depuis quelques années.

La Patriótico Interesante vient de se reformer pour se lancer dans une nouvelle création en 2017, la première depuis que j’ai quitté le Chili mais cette fois je résisterai sans doute à l’envie de partir, on verra comment je pourrais m’intégrer à cette nouvelle aventure …

 

Crédits photos :

1- © Emilia Aguillera

2- © Le Fourneau 2007

3- © Ke20prod

4- © Festival Les Rias 2016

5- © Ke20prod / La Ira de los Peces

 

[1] www.lapatrioticointeresante.com

[2] Lieu de fabrique Arts de laa Rue sur le port de Brest, aujourd’hui « Centre National des Arts de la Rue », www.lefourneau.com

[3] http://archives.lefourneau.com/ecritsmemoires/eileenmorizur-master1.pdf

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